LIVRES HEBDO – Un mois avec Karine Tuil (juin 2007)
Première chronique :
MON NOM SUR LA LISTE
Je vous écris du métro. Ce n’est pas le meilleur endroit pour écrire mais le lieu idéal pour vérifier la vitalité de l’édition française. Qu’on se rassure : sous terre, les Français lisent beaucoup. De Bastille à Rivoli, de Sèvres à la Courneuve, tout le monde lit : des thrillers, des romans d’amour, des biographies, des essais. Assise à mes côtés, une femme tient fermement le dernier livre de Jean-Christophe Grangé. C’est bien ? Elle lève les yeux vers moi en prenant un air horrifié avant de replonger son nez dans son livre – les écrivains font peur à ceux qui les lisent. J’ai rencontré le sémillant Jean-Christophe Grangé en avril dernier, au Festival Cinéma et littératurede Monaco, son livre était alors premier des ventes. Il m’a confié qu’il déprimerait si son livre était classé septième. Je lui ai répondu que si le mien atteignait la cinquantième place, je sablerais le champagne.
Le succès m’a toujours fait peur – au grand désespoir de ma mère qui rêve d’une villa au bord de l’eau. Mais 99% des écrivains n’offrent pas de villas à leur mère. Ils se contentent de leur dédier leurs livres…
A la station Voltaire, je croise un lecteur aux cheveux roux. Il est plongé dans Mort à crédit, captivé. Je m’assois près de lui et commence à déchiffrer les mots par-dessus son épaule. Longtemps, je n’ai pas pu lire Céline. A chaque fois que je saisissais un de ses livres, j’avais des palpitations cardiaques : Peut-on lire Céline ? Et si oui, faut-il le lire à l’envers, en diagonale, de droite à gauche ? Peut-on placer ses livres près de ceux de Primo Lévi dans sa bibliothèque? Doit-on les jeter après les avoir lus ? Seule la lecture d’Albert Cohen soignait mes migraines céliniennes. J’avais dix-sept ans quand j’ai découvert Céline. Avec réticence, mauvaise conscience. Par goût de la provocation ? Masochisme ? Curiosité littéraire ? Ca cognait, ça grinçait, ça grondait. J’étais dévastée et je n’ai jamais pu, en dépit de mon admiration pour Fabrice Luchini, le voir sur scène récitant des passages de Voyage au bout de la nuit.
Il y a un mois, en ouvrant un livre de conversations entre le journaliste, romancier Robert Littell et Shimon Peres, écrit il y a dix ans (Editions Denoël), je lis une phrase du père de Jonathan Littell, l’auteur des Bienveillantes : « Mon fils aîné est un admirateur de l’œuvre du Français Céline, qui a été un grand antisémite et un collaborateur pendant la guerre. Moi, je refuse de lire Céline à cause de ses engagements antisémites (…). Mon fils affirme que je passe à côté de l’un des plus grands écrivains de ce siècle. Je lui lance alors une phrase de Tzvetan Todorov (…) : La beauté de leur œuvre ne leur procure aucune immunité morale. Mais ni moi ni Todorov ne parvenons à convaincre mon fils que l’antisémitisme d’un artiste discrédite son œuvre ». Littell et la Banalité du Mal, déjà…
Qu’est-ce qui peut vraiment discréditer l’œuvre d’un artiste ? L’absence d’ambition littéraire. La littérature est transgression, provocation. On écrit contre. Dans le n°688 de Livres Hebdo, l’éditeur Christian Bourgois, reprenant des propos de l’éditeur allemand Fischer, cite : « Etre éditeur, c’est publier des livres que les gens n’ont pas envie de lire. » Etre écrivain aussi… Bon qu’à ça, écrivait Beckett…
La rentrée littéraire approche. Cette année, les éditeurs ont sélectionné moins de titres. Mais chaque rentrée est une épreuve de forces. Seuls resteront en lice les plus résistants, les plus chanceux, les plus photogéniques. On achève bien les chevaux.
Tout se joue en juin, les auteurs le savent. Les attachées de presse déjeunent avec les journalistes qui dînent avec les éditeurs qui prennent des cafés avec leurs auteurs. La rentrée littéraire n’est rien d’autre que l’annexe d’un grand casino où chacun joue, parie, gagne ou perd. Qui va décrocher le gros lot cette année ? Une rumeur positive, des commandes, des demandes d’interviews… Les dés sont jetés, rien ne va plus ! La critique s’emballe ! Mais parfois il n’y a rien. L’auteur attend près de son téléphone un appel de son attachée de presse. Le 31 août paraissent les premières critiques. Les journaux littéraires recensent les noms de ceux dont on va parler. Vous cherchez le vôtre sur la liste, comme au lycée, le jour des résultats du bac. Bravo. Ou à l’année prochaine – recalé à l’écrit. Puis viennent les listes de prix et celles des meilleures ventes, vous cherchez votre nom, encore, avec fébrilité. Etre écrivain c’est chercher son nom sur la liste…
Deuxième chronique
ET SARKOZY, IL EST COMMENT ?
On n’imagine pas le cauchemar de l’écrivain invité à une fête familiale. Tu en as vendu combien ? Tu as enregistré l’émission de Franz Olivier Giesbert avec Nicolas Sarkozy ? Alors, Sarkozy, il est comment? (Chaleureux ? phraseur ? Séducteur ? Manipulateur ?) La narratrice de « Douce France », Claire Funaro, c’est toi? Tu es vraiment tombée amoureuse d’un Biélorusse ? Tu as dormi avec des sans-papiers ? Tu es Roumaine ? Il est sympa, PPDA ? Alors, tu as atteint les 30.000 exemplaires ? J’ai écrit un roman : Ma mère et autres névroses, tu peux transmettre mon manuscrit à ton éditeur ? Assise à la table Golda Meir, entre mon cousin Bernard et Rachel, une vieille tante à moustaches, au quatrième mariage de mon oncle François, j’ai des pulsions criminelles. Est-ce qu’un écrivain a le droit de tuer un de ses lecteurs ? Et si oui, peut-il le faire avec le coupe-papier qu’il avait apporté en cadeau ? Est-il raisonnable de commettre un petit meurtre en famille au risque de gâcher la fête ?
En général, je prétexte un rendez-vous impromptu et file aux urgences psychiatriques. Les lecteurs familiaux sont les pires – ils vous aiment sans vous avoir lu et testent votre crédibilité littéraire au gré de vos passages télévisés.
Ma première lectrice (et la seule que je n’ai jamais eu envie d’assassiner), c’est ma mère. La semaine dernière, en apprenant que Max Gallo avait été élu à l’Académie française, elle m’a souhaité un destin aussi radieux : « Ah, j’espère que toi aussi tu seras élue à l’Académie ! » s’est-elle exclamée au téléphone d’une voix éraillée par l’émotion. « Max Gallo a soixante-quinze ans, maman. » « Et alors ? J’attendrai ». Considérant que je viens d’avoir 35 ans, ma mère aura plus de cent ans quand je deviendrai Immortelle… Il y a deux ans, j’avais déjà promis à mon éditeur que je l’emmènerai à Stockholm en 3023 quand je recevrai le Nobel de littérature. Quant au prix Goncourt, tous mes amis pensent que je l’ai eu en 2001 pour Interdit : cette année-là, le livre figurait sur la liste et j’ai acheté une nouvelle voiture. Je ne veux pas de prix. (Les honneurs n’aiment que ceux qui les méprisent).
Il faut se méfier des poètes, surtout quand ils sont amoureux. Récemment, les éditions du Seuil ont publié la correspondance entre le poète Paul Celan et Ilana Shmueli, une Israélienne qu’il a connue dès l’enfance, à Czernowitz. Dans une lettre datée du 15 décembre 1969, je lis le texte suivant :
Chérie (…), je joins à ces lignes quelques vers, qui, avant-hier, au moment où je postais ma lettre pour toi, me sont venus à l’esprit.
De tout cœur.
Paul
Suivait le poème suivant :
13 décembre 1969
Il y aura quelque chose, plus tard,
qui se rempli (se remplira) de toi
et se hisse(ra)
à (la hauteur d’) une bouche
De mon (Du milieu de) délire (ma folie)
volé(e) en éclats
je me dresse (m’érige)
et contemple ma main
qui trace
l’un, l’unique
cercle.
Ah ! Celan ! Son œuvre figure en bonne place dans ma bibliothèque au côté de celles de Brodsky, Tsvetaieva, Akhmatova, Darwich. Soudain, j’entreprends de relire la correspondance entre Celan et sa femme Gisèle Lestrange. C’est alors que je découvre la lettre suivante :
Paris, 18 ?. 3. 1970
Que puis-je t’offrir, ma chère Gisèle ?
Voici un poème écrit en pensant à toi – le voici tel que je l’ai noté, tout de suite, dans sa première version, inaltéré, inchangé.
Bon anniversaire,
Paul
Suivait le même poème daté du 13 décembre 1969…
En notes de l’éditeur, on pouvait lire : Paul Celan a joint trois documents à sa lettre : le manuscrit de ce poème, sa traduction mot à mot, ainsi qu’une copie dactylographiée du texte original. ( …). En l’état actuel de nos connaissances, il s’agit des derniers documents écrits adressés par Paul Celan à Gisèle Celan Lestrange.
Et voilà, songeais-je, les écrivains amoureux sont les rois de la récupération…
Les livres nous mènent à d’autres livres. Le livre de Jean-Claude Milner, Le Juif de Savoir(éditions Grasset) m’a menée au passionnant livre d’Eric Marty, une querelle avec Alain Badiou,philosophe (éditions Gallimard) qui m’a menée au livre de Badiou Portées du mot « juif » (éditions Léo Scheer) et aux textes de Michel Foucault. Et voilà comment je passe mes week-ends à lire au lieu d’écrire.
La parenthèse enchantée. (Trois livres à emporter sur la plage cet été : Victor de Michèle Fitoussi, éditions Grasset – drôle, grinçant, irrésistible. Un roman russed’Emmanuel Carrère, éditions POL – un choc. Et pour ceux qui ne l’auraient pas encore lu : Le Vampire de Ropraz de Jacques Chessex, éditions Grasset – un grand livre !).
Troisième chronique
« NOTRE EDITEUR, NOTRE MAQUEREAU »
« A trente-cinq ans, il est temps de se retirer de la course ». Ce n’est pas mon cardiologue mais Ionesco qui écrit cette recommandation. Je viens d’avoir 35 ans, dois-je donc songer à prendre ma retraite ? Avant, j’aimerais pouvoir (re)lire les ouvrages qui s’entassent sur ma table de chevet : La Palestine comme métaphore de Mahmoud Darwich (cadeau de mon éditeur, Manuel Carcassonne), Et il y eut un matin de Sayed Kashua, Le solitaire de Ionesco (cadeau de mon bouquiniste), Le journal d’Andreï Tarkovski 1970-1986 (cadeau de mon mari), Les entretiens avec Zoran Music de Michael Peppiatt (cadeau d’un ami) et Le dernier homme de Maurice Blanchot que j’ai trouvé en occasion chez Gibert. Je ne suis pas prête à me retirer de la course…
Dans Le Monde des livres, à l’occasion de la parution d’un volume « Quarto » des récits de Thomas Bernhard écrits entre 1971 et 1982, l’écrivain suisse Paul Nizon relate une rencontre avec l’écrivain autrichien dans les années 70 : « Nous avons rigolé comme des idiots en disant le plus de mal possible de Siegfried Unseld, notre éditeur, notre maquereau. On a une relation tellement passionnelle avec un éditeur, on passe avec lui toute une vie et c’est la personne la plus importante. Alors, on disait des horreurs. » Auteur/éditeur – le couple le plus explosif ! Il y a quelques mois, la journaliste Sylvie Perez a publié un ouvrage passionnant : Un couple infernal, l’écrivain et son éditeur (Editions Bartillat). Elle dévoilait toutes les facettes de la relation : le premier contact, l’amitié, la haine, parfois l’amour, l’argent, la promotion, la rupture. L’auteur ? « C’est une pute » écrivait Gaston Gallimard. Les éditeurs ? « Des charognes » concluait Céline.
Dans le bel essai qu’il vient de consacrer à Isaac Babel (Sténo sauvage, la vie et la mort d’Isaac Babel, aux éditions Mercure de France), l’écrivain Jerome Charyn évoque sa relation avec son éditeur : « je me souviens d’avoir déjeuné avec lui absolument tous les jours » – relation qui s’achève le jour où ce dernier apprend que Charyn n’a jamais lu Isaac Babel : « mon éditeur-pirate ne m’a plus jamais traité comme avant ». Je sais ce qui a causé ma rupture avec ma première éditrice, Muriel Beyer : le choix de la couverture d’un livre, et ce qui m’a incitée à publier mes romans chez Grasset : ma préférence pour le jaune – la vie éditoriale est souvent une affaire de goûts.
J’aurais pu écrire ma thèse de droit sur La réglementation des relations entre auteurs et éditeurs : du contrat au crime. Avec un peu de chance, j’aurais fêté mon doctorat chez Lipp avec Georges Kiejman et Robert Badinter (à chacun ses idoles).
Ce que les auteurs disent de leurs éditeurs (témoignages recueillis auprès de dix auteurs qui tiennent à rester anonymes) : Il ne m’appelle jamais/ C’est un fin lecteur/ il n’a rien fait pour mon livre/Il m’exploite/ Il a un bon jugement/Il confond les registres affectifs et professionnels/Il n’a jamais rien compris à mon univers/Je lui dois tout/Ne fais pas confiance à ce voyou/Il me compare à Tolstoï/ Il me prend pour Paulo Coelho/ Il ne s’intéresse pas à mon travail/Il se bat pour G. qui aura un prix/Sans moi, il n’est rien/Je le déteste/J’arrête d’écrire/ C’est un caractériel/ Qu’est-ce qu’il est beau !/ Il me traite comme un chien/Je lui ai dit : non/ Il m’a dit : non/ Il a baissé mon à-valoir/Il a doublé mon à-valoir/Il m’a harcelée pour que je signe/Il ressemble à Gatsby le magnifique/Il ne parle que de chiffres / Je l’adore/C’est une ordure.
Les montagnes russes ! En général, quand le livre reçoit un bon accueil critique et commercial, c’est le grand amour avec distribution de dragées à la fin. Mais si, par malheur, les critiques sont négatives ou inexistantes, les livres, au pilon ; si le téléphone ne sonne plus, c’est la guerre, la guerre ouverte avec risque d’homicide.
Jean-Marie Le Clézio vient de publier Ballaciner aux éditions Gallimard – récit de ses errances dans les salles obscures. Quand je n’écris pas, je vois des films. Je vous recommandeTehilim de Raphaël Nadjari – l’un des metteurs en scène les plus prometteurs de sa génération. Le cinéma influence la littérature et vice versa. Les écrivains inventent des personnages puisqu’ils sont incapables de jouer leur propre rôle. Dans Faire des films, Jean Renoir avait le dernier mot : « J’ai passé ma vie à suggérer des histoires, et personne n’en voulait et ça continue (…). Vous connaissez la formule : Vous devez renoncer ! Renoncer ! Toujours renoncer ! »
Quatrième chronique
TANT QUE VOUS PENSEREZ A MOI …
Je l’avoue : j’aime les honneurs. Surtout lorsqu’ils sont accordés à d’autres. J’ai une passion pour les discours de réception aux différentes Académies. Je pourrais passer mes journées à les lire, à en faire l’exégèse, traquant la pensée, le mot d’esprit. Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, l’écrivain turc Orhan Pamuk évoque son père (le 7 décembre 2006), Isaac Bashevis Singer rend hommage au yiddish (le 8 décembre 1978), et le poète Joseph Brodsky, en 1987, prononce une ode à la langue. Quant à Marguerite Yourcenar, première femme à être élue à l’Académie française en 1980, elle soulève le problème de la place des femmes dans la société.
A la question, « Pourquoi écrivez-vous ? » Orhan Pamuk répond : « J'écris parce que je ne peux supporter la réalité qu'en la modifiant. J'écris parce que j'ai peur d'être oublié. (…) J'écris parce que je n'arrive pas à être heureux, quoi que je fasse. J'écris pour être heureux. »
Ecrire rend malheureux. Vous êtes seul et vous êtes pris en otage par des personnages dont vous ne savez rien si ce n’est que vous devrez écrire leur histoire. Vous êtes réveillé la nuit par des idées qui auraient pu frapper en plein jour. Vous êtes réveillé la nuit par la peur de ne jamais écrire ce livre dont vous parlez si bien le jour.
Libération (samedi 16 juin) a consacré un portrait à la chanteuse Amel Bent : « Je ne lis pas, ça me donne mal à la tête » explique-t-elle à la journaliste venue l’interviewer. Les éditeurs publient de plus en plus de livres et les lecteurs n’ont jamais eu autant la migraine. Les libraires devraient offrir des cachets d’aspirine à leurs clients…
Etre un écrivain (sympathique) procure certains avantages et notamment celui de recevoir des livres dédicacés. Cette semaine, j’en ai reçu trois, tous à paraître en septembre : Regarde la vaguede François Emmanuel (éditions du Seuil), Circuit de Charly Delwart (encore au Seuil) et Musique pour les vivants de Samuel Brussel (éditions Grasset). Sur la couverture de ce dernier, on peut lire : « avec Queneau, Waugh, Naipaul, Brodsky et les autres… ». Samuel Brussel, fondateur des éditions Anatolia, est sans doute le personnage le plus romanesque qu’il m’ait été donné de rencontrer : éditeur iconoclaste, chasseur d’écrivains comme d’autres sont chercheurs d’or, lecteur sans adresse, cet homme-là est inclassable, insaisissable et mystérieux. Tous les libraires de France devraient placer ses livres en vitrine – ceux qu’il écrit et ceux qu’il publie –, les lecteurs n’auraient plus besoin d’aspirine…
Jean d’Ormesson est partout : impossible d’allumer son téléviseur, de feuilleter un magazine sans voir son pétillant regard bleu azur. Notre écrivain national publie ses chroniques, Odeur du temps(éditions Héloïse d’Ormesson). « C’est mon anniversaire » répétait-il au Journal de France 3 avant d’ajouter : « j’ai 82 ans ». On lui en donnerait 28… A cette occasion, il évoqua son amitié pour Emmanuel Berl, « pas assez reconnu »…Emmanuel Berl qui, dans un entretien avec lui (1968) disait : « Je ne serai pas tout à fait mort tant que vous penserez à moi ». Dans son discours de réception à l’Académie française, en 1974, Jean d’Ormesson prononça cette phrase prémonitoire, deux ans avant la mort d’Emmanuel Berl : « Il y a quelque chose de plus fort que la mort : c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de l’allégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui se souviennent. » Comme un hommage à laPrésence des morts…
Ma rubrique préférée dans Livres Hebdo, c’est celle qui est consacrée aux « annonces classées. Retenues de titres ». J’aime imaginer quels seront les thèmes de ces livres si importants que l’éditeur a pris la précaution de déposer leurs titres.
J’apprends ainsi que Les éditions Solar retiennent les titres suivants : Du côté de chez Lucia, Du côté de chez Véronique – une déclinaison proustienne originale.
Plus haut, je lis que les éditions Grasset retiennent le titre : « Un juif pour l’exemple ». De qui s’agit-il ? Dreyfus ? Blum ? Ilan Halimi ? Et qui en sera l’auteur ? Jacques Attali ? Schmuel Trigano ? Quand paraîtra-t-il ? Des questions, toujours des questions – simple déformation ethnique.
Soudain, je lis cette annonce : les éditions Solar retiennent le titre suivant : « le Guide du tout va bien », je songe justement à écrire « le Guide du tout va mal ». Préparez l’aspirine…
TRANSFUGE / MAGAZINE CULTURELLE (AVRIL 2007)
LOIN DE BYZANCE, de Joseph Brodsky, Editions Fayard
« La poésie pousse sur des immondices » écrivait la poétesse russe Anna Akhmatova, et l’Histoire en est jonchée. Broyés par un Etat totalitaire, les grands écrivains russes du XXe siècle, ont imposé une littérature de défense – écrire ou mourir –, de résistance à l’oppression, la censure. « Aucun pays n’a mieux maîtrisé l’art de la destruction de l’âme de ses citoyens que la Russie et aucun homme ne peut la réparer de sa plume » écrit le poète Joseph Brodsky dans son autobiographie intellectuelle Loin de Byzance, recueil de textes épars, récits, réflexions personnelles sur l’Art, Dieu, la poésie et les hommes, fragments de son enfance à Leningrad au début des années 40, entre son père et sa mère dans le petit appartement communautaire, « une pièce et demie » qui donne son titre à l’un des textes les plus émouvants du livre. On songe, en le lisant, à l’œuvre de Vassili Grossman et à son combat pour la reconnaissance de ces « hommes qui ne pèsent pas plus lourd que des plumes ». Comme Vie et Destin,Loin de Byzance appartient à cette catégorie de livres qui nous hantent longtemps, modifient notre perception du monde, ceux qui « brisent la hache gelée en nous » ainsi que les définissait Kafka, détruisent nos ressorts intimes – et comment traduire le séisme intérieur ? Lire Brodsky, c’est voir ses certitudes éclater, sa conscience, questionnée, harcelée. C’est revisiter son rapport à la langue. « Un écrivain écrit pour activer la langue » rappelle le poète. Langue broyée, reconstruite, filée, mot après mot, tissu fragile laissant apparaître l’âme – à vif. Âme slave insondable, versatile, opaque que Brodsky fouille, scalpel à la main. « L’ambivalence est la principale caractéristique de mon peuple. En Russie, il n’est pas de bourreau qui n’ait peur de se transformer un jour en victime, ni de victime, la plus à plaindre soit-elle, qui ne s’avoue mentalement capable de se transformer en bourreau » écrit-il. Victime, il l’a été à vingt-quatre ans quand, après avoir écrit des poèmes que les intellectuels se passaient sous le manteau, il est condamné à cinq ans d’exil administratif pour « parasitisme social ». Devant la Cour de district siégeant à Leningrad, sombre, fier avec, dans le regard, cette lueur enténébrée qu’avivent déjà sa légendaire arrogance et son autorité naturelle, il tient tête à sa juge :
- Qui t’a reconnu comme poète ? Qui t’a fait entrer dans les rangs des poètes ?
- Personne. Et qui m’a fait entrer dans les rangs de l’espèce humaine ?
- (…) Comment alors ?
- Je crois que ça… vient de Dieu.
« Si le poète a quelque obligation envers la société, c’est celle de bien écrire » note cet écrivain de la séparation et de la solitude, Prix Nobel de littérature en 1987, qui n’aura de cesse, à travers une poésie d’une grande originalité formelle, de comprendre le monde, de le décrire, d’en dénoncer la brutalité et le crime le plus grave : « le dédain des livres, leur non-lecture. Ce crime-là, l’homme le paie de toute sa vie ; et si c’est une nation qui le commet, elle le paie de toute son histoire ».
Condamné, Brodsky est envoyé dans une colonie pénitentiaire près du cercle polaire. Libéré au bout de deux ans, il est exilé aux Etats-Unis. Dans Loin de Byzance, il revient, comme il le fera plus tard encore dans les Conversations avec Joseph Brodsky initiées par Solomon Volkov, sur son enfance entre ses parents, des gens modestes et lettrés mais aussi sur ses admirations littéraires pour les poètes W.H. Auden, Akhmatova, Tsvétaïéva, Mandelstam (un très beau chapitre est notamment consacré à sa femme, Nadejda), Montale ou Cavafy. Lire Brodsky, c’est aussi découvrir l’histoire d’un pays rongé de l’intérieur, gangrené par la corruption : « Si l’on n’était pas bête, on essayait, bien sûr de se montrer plus malin que le système en imaginant toutes sortes de subterfuges, en prenant des arrangements douteux avec ses supérieurs, en accumulant les mensonges et en se faisant pistonner par ses relations semi-népotiques. Il fallait y consacrer tout son temps. Cependant, on n’oubliait jamais que la toile alors tissée était un tissu de mensonges, et que quels que fussent le degré de sa réussite ou son sens de l’humour, on se méprisait ». Son refus des compromissions le mènera à l’isolement. Il vivra coupé des siens, de sa langue et surtout de ses parents qu’il ne reverra jamais : « Mais je n’ai pas pu aider leur vieillesse. Mais je n’étais pas auprès d’eux à l’heure de la mort ». Bouleversants passages consacrés à sa mère lui répétant inlassablement, au téléphone : « la seule chose que je souhaite dans la vie, c’est te revoir ». Visas refusés, conversations filtrées, courriers ouverts ou subtilisés... Brodsky laisse sourdre son ressentiment – sans violence. « La raison pour laquelle un bon poète parle de sa souffrance avec retenue est que dans ce domaine, il est un Juif errant. » Ce que Brodsky n’a jamais cessé d’être…
Première chronique :
MON NOM SUR LA LISTE
Je vous écris du métro. Ce n’est pas le meilleur endroit pour écrire mais le lieu idéal pour vérifier la vitalité de l’édition française. Qu’on se rassure : sous terre, les Français lisent beaucoup. De Bastille à Rivoli, de Sèvres à la Courneuve, tout le monde lit : des thrillers, des romans d’amour, des biographies, des essais. Assise à mes côtés, une femme tient fermement le dernier livre de Jean-Christophe Grangé. C’est bien ? Elle lève les yeux vers moi en prenant un air horrifié avant de replonger son nez dans son livre – les écrivains font peur à ceux qui les lisent. J’ai rencontré le sémillant Jean-Christophe Grangé en avril dernier, au Festival Cinéma et littératurede Monaco, son livre était alors premier des ventes. Il m’a confié qu’il déprimerait si son livre était classé septième. Je lui ai répondu que si le mien atteignait la cinquantième place, je sablerais le champagne.
Le succès m’a toujours fait peur – au grand désespoir de ma mère qui rêve d’une villa au bord de l’eau. Mais 99% des écrivains n’offrent pas de villas à leur mère. Ils se contentent de leur dédier leurs livres…
A la station Voltaire, je croise un lecteur aux cheveux roux. Il est plongé dans Mort à crédit, captivé. Je m’assois près de lui et commence à déchiffrer les mots par-dessus son épaule. Longtemps, je n’ai pas pu lire Céline. A chaque fois que je saisissais un de ses livres, j’avais des palpitations cardiaques : Peut-on lire Céline ? Et si oui, faut-il le lire à l’envers, en diagonale, de droite à gauche ? Peut-on placer ses livres près de ceux de Primo Lévi dans sa bibliothèque? Doit-on les jeter après les avoir lus ? Seule la lecture d’Albert Cohen soignait mes migraines céliniennes. J’avais dix-sept ans quand j’ai découvert Céline. Avec réticence, mauvaise conscience. Par goût de la provocation ? Masochisme ? Curiosité littéraire ? Ca cognait, ça grinçait, ça grondait. J’étais dévastée et je n’ai jamais pu, en dépit de mon admiration pour Fabrice Luchini, le voir sur scène récitant des passages de Voyage au bout de la nuit.
Il y a un mois, en ouvrant un livre de conversations entre le journaliste, romancier Robert Littell et Shimon Peres, écrit il y a dix ans (Editions Denoël), je lis une phrase du père de Jonathan Littell, l’auteur des Bienveillantes : « Mon fils aîné est un admirateur de l’œuvre du Français Céline, qui a été un grand antisémite et un collaborateur pendant la guerre. Moi, je refuse de lire Céline à cause de ses engagements antisémites (…). Mon fils affirme que je passe à côté de l’un des plus grands écrivains de ce siècle. Je lui lance alors une phrase de Tzvetan Todorov (…) : La beauté de leur œuvre ne leur procure aucune immunité morale. Mais ni moi ni Todorov ne parvenons à convaincre mon fils que l’antisémitisme d’un artiste discrédite son œuvre ». Littell et la Banalité du Mal, déjà…
Qu’est-ce qui peut vraiment discréditer l’œuvre d’un artiste ? L’absence d’ambition littéraire. La littérature est transgression, provocation. On écrit contre. Dans le n°688 de Livres Hebdo, l’éditeur Christian Bourgois, reprenant des propos de l’éditeur allemand Fischer, cite : « Etre éditeur, c’est publier des livres que les gens n’ont pas envie de lire. » Etre écrivain aussi… Bon qu’à ça, écrivait Beckett…
La rentrée littéraire approche. Cette année, les éditeurs ont sélectionné moins de titres. Mais chaque rentrée est une épreuve de forces. Seuls resteront en lice les plus résistants, les plus chanceux, les plus photogéniques. On achève bien les chevaux.
Tout se joue en juin, les auteurs le savent. Les attachées de presse déjeunent avec les journalistes qui dînent avec les éditeurs qui prennent des cafés avec leurs auteurs. La rentrée littéraire n’est rien d’autre que l’annexe d’un grand casino où chacun joue, parie, gagne ou perd. Qui va décrocher le gros lot cette année ? Une rumeur positive, des commandes, des demandes d’interviews… Les dés sont jetés, rien ne va plus ! La critique s’emballe ! Mais parfois il n’y a rien. L’auteur attend près de son téléphone un appel de son attachée de presse. Le 31 août paraissent les premières critiques. Les journaux littéraires recensent les noms de ceux dont on va parler. Vous cherchez le vôtre sur la liste, comme au lycée, le jour des résultats du bac. Bravo. Ou à l’année prochaine – recalé à l’écrit. Puis viennent les listes de prix et celles des meilleures ventes, vous cherchez votre nom, encore, avec fébrilité. Etre écrivain c’est chercher son nom sur la liste…
Deuxième chronique
ET SARKOZY, IL EST COMMENT ?
On n’imagine pas le cauchemar de l’écrivain invité à une fête familiale. Tu en as vendu combien ? Tu as enregistré l’émission de Franz Olivier Giesbert avec Nicolas Sarkozy ? Alors, Sarkozy, il est comment? (Chaleureux ? phraseur ? Séducteur ? Manipulateur ?) La narratrice de « Douce France », Claire Funaro, c’est toi? Tu es vraiment tombée amoureuse d’un Biélorusse ? Tu as dormi avec des sans-papiers ? Tu es Roumaine ? Il est sympa, PPDA ? Alors, tu as atteint les 30.000 exemplaires ? J’ai écrit un roman : Ma mère et autres névroses, tu peux transmettre mon manuscrit à ton éditeur ? Assise à la table Golda Meir, entre mon cousin Bernard et Rachel, une vieille tante à moustaches, au quatrième mariage de mon oncle François, j’ai des pulsions criminelles. Est-ce qu’un écrivain a le droit de tuer un de ses lecteurs ? Et si oui, peut-il le faire avec le coupe-papier qu’il avait apporté en cadeau ? Est-il raisonnable de commettre un petit meurtre en famille au risque de gâcher la fête ?
En général, je prétexte un rendez-vous impromptu et file aux urgences psychiatriques. Les lecteurs familiaux sont les pires – ils vous aiment sans vous avoir lu et testent votre crédibilité littéraire au gré de vos passages télévisés.
Ma première lectrice (et la seule que je n’ai jamais eu envie d’assassiner), c’est ma mère. La semaine dernière, en apprenant que Max Gallo avait été élu à l’Académie française, elle m’a souhaité un destin aussi radieux : « Ah, j’espère que toi aussi tu seras élue à l’Académie ! » s’est-elle exclamée au téléphone d’une voix éraillée par l’émotion. « Max Gallo a soixante-quinze ans, maman. » « Et alors ? J’attendrai ». Considérant que je viens d’avoir 35 ans, ma mère aura plus de cent ans quand je deviendrai Immortelle… Il y a deux ans, j’avais déjà promis à mon éditeur que je l’emmènerai à Stockholm en 3023 quand je recevrai le Nobel de littérature. Quant au prix Goncourt, tous mes amis pensent que je l’ai eu en 2001 pour Interdit : cette année-là, le livre figurait sur la liste et j’ai acheté une nouvelle voiture. Je ne veux pas de prix. (Les honneurs n’aiment que ceux qui les méprisent).
Il faut se méfier des poètes, surtout quand ils sont amoureux. Récemment, les éditions du Seuil ont publié la correspondance entre le poète Paul Celan et Ilana Shmueli, une Israélienne qu’il a connue dès l’enfance, à Czernowitz. Dans une lettre datée du 15 décembre 1969, je lis le texte suivant :
Chérie (…), je joins à ces lignes quelques vers, qui, avant-hier, au moment où je postais ma lettre pour toi, me sont venus à l’esprit.
De tout cœur.
Paul
Suivait le poème suivant :
13 décembre 1969
Il y aura quelque chose, plus tard,
qui se rempli (se remplira) de toi
et se hisse(ra)
à (la hauteur d’) une bouche
De mon (Du milieu de) délire (ma folie)
volé(e) en éclats
je me dresse (m’érige)
et contemple ma main
qui trace
l’un, l’unique
cercle.
Ah ! Celan ! Son œuvre figure en bonne place dans ma bibliothèque au côté de celles de Brodsky, Tsvetaieva, Akhmatova, Darwich. Soudain, j’entreprends de relire la correspondance entre Celan et sa femme Gisèle Lestrange. C’est alors que je découvre la lettre suivante :
Paris, 18 ?. 3. 1970
Que puis-je t’offrir, ma chère Gisèle ?
Voici un poème écrit en pensant à toi – le voici tel que je l’ai noté, tout de suite, dans sa première version, inaltéré, inchangé.
Bon anniversaire,
Paul
Suivait le même poème daté du 13 décembre 1969…
En notes de l’éditeur, on pouvait lire : Paul Celan a joint trois documents à sa lettre : le manuscrit de ce poème, sa traduction mot à mot, ainsi qu’une copie dactylographiée du texte original. ( …). En l’état actuel de nos connaissances, il s’agit des derniers documents écrits adressés par Paul Celan à Gisèle Celan Lestrange.
Et voilà, songeais-je, les écrivains amoureux sont les rois de la récupération…
Les livres nous mènent à d’autres livres. Le livre de Jean-Claude Milner, Le Juif de Savoir(éditions Grasset) m’a menée au passionnant livre d’Eric Marty, une querelle avec Alain Badiou,philosophe (éditions Gallimard) qui m’a menée au livre de Badiou Portées du mot « juif » (éditions Léo Scheer) et aux textes de Michel Foucault. Et voilà comment je passe mes week-ends à lire au lieu d’écrire.
La parenthèse enchantée. (Trois livres à emporter sur la plage cet été : Victor de Michèle Fitoussi, éditions Grasset – drôle, grinçant, irrésistible. Un roman russed’Emmanuel Carrère, éditions POL – un choc. Et pour ceux qui ne l’auraient pas encore lu : Le Vampire de Ropraz de Jacques Chessex, éditions Grasset – un grand livre !).
Troisième chronique
« NOTRE EDITEUR, NOTRE MAQUEREAU »
« A trente-cinq ans, il est temps de se retirer de la course ». Ce n’est pas mon cardiologue mais Ionesco qui écrit cette recommandation. Je viens d’avoir 35 ans, dois-je donc songer à prendre ma retraite ? Avant, j’aimerais pouvoir (re)lire les ouvrages qui s’entassent sur ma table de chevet : La Palestine comme métaphore de Mahmoud Darwich (cadeau de mon éditeur, Manuel Carcassonne), Et il y eut un matin de Sayed Kashua, Le solitaire de Ionesco (cadeau de mon bouquiniste), Le journal d’Andreï Tarkovski 1970-1986 (cadeau de mon mari), Les entretiens avec Zoran Music de Michael Peppiatt (cadeau d’un ami) et Le dernier homme de Maurice Blanchot que j’ai trouvé en occasion chez Gibert. Je ne suis pas prête à me retirer de la course…
Dans Le Monde des livres, à l’occasion de la parution d’un volume « Quarto » des récits de Thomas Bernhard écrits entre 1971 et 1982, l’écrivain suisse Paul Nizon relate une rencontre avec l’écrivain autrichien dans les années 70 : « Nous avons rigolé comme des idiots en disant le plus de mal possible de Siegfried Unseld, notre éditeur, notre maquereau. On a une relation tellement passionnelle avec un éditeur, on passe avec lui toute une vie et c’est la personne la plus importante. Alors, on disait des horreurs. » Auteur/éditeur – le couple le plus explosif ! Il y a quelques mois, la journaliste Sylvie Perez a publié un ouvrage passionnant : Un couple infernal, l’écrivain et son éditeur (Editions Bartillat). Elle dévoilait toutes les facettes de la relation : le premier contact, l’amitié, la haine, parfois l’amour, l’argent, la promotion, la rupture. L’auteur ? « C’est une pute » écrivait Gaston Gallimard. Les éditeurs ? « Des charognes » concluait Céline.
Dans le bel essai qu’il vient de consacrer à Isaac Babel (Sténo sauvage, la vie et la mort d’Isaac Babel, aux éditions Mercure de France), l’écrivain Jerome Charyn évoque sa relation avec son éditeur : « je me souviens d’avoir déjeuné avec lui absolument tous les jours » – relation qui s’achève le jour où ce dernier apprend que Charyn n’a jamais lu Isaac Babel : « mon éditeur-pirate ne m’a plus jamais traité comme avant ». Je sais ce qui a causé ma rupture avec ma première éditrice, Muriel Beyer : le choix de la couverture d’un livre, et ce qui m’a incitée à publier mes romans chez Grasset : ma préférence pour le jaune – la vie éditoriale est souvent une affaire de goûts.
J’aurais pu écrire ma thèse de droit sur La réglementation des relations entre auteurs et éditeurs : du contrat au crime. Avec un peu de chance, j’aurais fêté mon doctorat chez Lipp avec Georges Kiejman et Robert Badinter (à chacun ses idoles).
Ce que les auteurs disent de leurs éditeurs (témoignages recueillis auprès de dix auteurs qui tiennent à rester anonymes) : Il ne m’appelle jamais/ C’est un fin lecteur/ il n’a rien fait pour mon livre/Il m’exploite/ Il a un bon jugement/Il confond les registres affectifs et professionnels/Il n’a jamais rien compris à mon univers/Je lui dois tout/Ne fais pas confiance à ce voyou/Il me compare à Tolstoï/ Il me prend pour Paulo Coelho/ Il ne s’intéresse pas à mon travail/Il se bat pour G. qui aura un prix/Sans moi, il n’est rien/Je le déteste/J’arrête d’écrire/ C’est un caractériel/ Qu’est-ce qu’il est beau !/ Il me traite comme un chien/Je lui ai dit : non/ Il m’a dit : non/ Il a baissé mon à-valoir/Il a doublé mon à-valoir/Il m’a harcelée pour que je signe/Il ressemble à Gatsby le magnifique/Il ne parle que de chiffres / Je l’adore/C’est une ordure.
Les montagnes russes ! En général, quand le livre reçoit un bon accueil critique et commercial, c’est le grand amour avec distribution de dragées à la fin. Mais si, par malheur, les critiques sont négatives ou inexistantes, les livres, au pilon ; si le téléphone ne sonne plus, c’est la guerre, la guerre ouverte avec risque d’homicide.
Jean-Marie Le Clézio vient de publier Ballaciner aux éditions Gallimard – récit de ses errances dans les salles obscures. Quand je n’écris pas, je vois des films. Je vous recommandeTehilim de Raphaël Nadjari – l’un des metteurs en scène les plus prometteurs de sa génération. Le cinéma influence la littérature et vice versa. Les écrivains inventent des personnages puisqu’ils sont incapables de jouer leur propre rôle. Dans Faire des films, Jean Renoir avait le dernier mot : « J’ai passé ma vie à suggérer des histoires, et personne n’en voulait et ça continue (…). Vous connaissez la formule : Vous devez renoncer ! Renoncer ! Toujours renoncer ! »
Quatrième chronique
TANT QUE VOUS PENSEREZ A MOI …
Je l’avoue : j’aime les honneurs. Surtout lorsqu’ils sont accordés à d’autres. J’ai une passion pour les discours de réception aux différentes Académies. Je pourrais passer mes journées à les lire, à en faire l’exégèse, traquant la pensée, le mot d’esprit. Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, l’écrivain turc Orhan Pamuk évoque son père (le 7 décembre 2006), Isaac Bashevis Singer rend hommage au yiddish (le 8 décembre 1978), et le poète Joseph Brodsky, en 1987, prononce une ode à la langue. Quant à Marguerite Yourcenar, première femme à être élue à l’Académie française en 1980, elle soulève le problème de la place des femmes dans la société.
A la question, « Pourquoi écrivez-vous ? » Orhan Pamuk répond : « J'écris parce que je ne peux supporter la réalité qu'en la modifiant. J'écris parce que j'ai peur d'être oublié. (…) J'écris parce que je n'arrive pas à être heureux, quoi que je fasse. J'écris pour être heureux. »
Ecrire rend malheureux. Vous êtes seul et vous êtes pris en otage par des personnages dont vous ne savez rien si ce n’est que vous devrez écrire leur histoire. Vous êtes réveillé la nuit par des idées qui auraient pu frapper en plein jour. Vous êtes réveillé la nuit par la peur de ne jamais écrire ce livre dont vous parlez si bien le jour.
Libération (samedi 16 juin) a consacré un portrait à la chanteuse Amel Bent : « Je ne lis pas, ça me donne mal à la tête » explique-t-elle à la journaliste venue l’interviewer. Les éditeurs publient de plus en plus de livres et les lecteurs n’ont jamais eu autant la migraine. Les libraires devraient offrir des cachets d’aspirine à leurs clients…
Etre un écrivain (sympathique) procure certains avantages et notamment celui de recevoir des livres dédicacés. Cette semaine, j’en ai reçu trois, tous à paraître en septembre : Regarde la vaguede François Emmanuel (éditions du Seuil), Circuit de Charly Delwart (encore au Seuil) et Musique pour les vivants de Samuel Brussel (éditions Grasset). Sur la couverture de ce dernier, on peut lire : « avec Queneau, Waugh, Naipaul, Brodsky et les autres… ». Samuel Brussel, fondateur des éditions Anatolia, est sans doute le personnage le plus romanesque qu’il m’ait été donné de rencontrer : éditeur iconoclaste, chasseur d’écrivains comme d’autres sont chercheurs d’or, lecteur sans adresse, cet homme-là est inclassable, insaisissable et mystérieux. Tous les libraires de France devraient placer ses livres en vitrine – ceux qu’il écrit et ceux qu’il publie –, les lecteurs n’auraient plus besoin d’aspirine…
Jean d’Ormesson est partout : impossible d’allumer son téléviseur, de feuilleter un magazine sans voir son pétillant regard bleu azur. Notre écrivain national publie ses chroniques, Odeur du temps(éditions Héloïse d’Ormesson). « C’est mon anniversaire » répétait-il au Journal de France 3 avant d’ajouter : « j’ai 82 ans ». On lui en donnerait 28… A cette occasion, il évoqua son amitié pour Emmanuel Berl, « pas assez reconnu »…Emmanuel Berl qui, dans un entretien avec lui (1968) disait : « Je ne serai pas tout à fait mort tant que vous penserez à moi ». Dans son discours de réception à l’Académie française, en 1974, Jean d’Ormesson prononça cette phrase prémonitoire, deux ans avant la mort d’Emmanuel Berl : « Il y a quelque chose de plus fort que la mort : c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de l’allégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui se souviennent. » Comme un hommage à laPrésence des morts…
Ma rubrique préférée dans Livres Hebdo, c’est celle qui est consacrée aux « annonces classées. Retenues de titres ». J’aime imaginer quels seront les thèmes de ces livres si importants que l’éditeur a pris la précaution de déposer leurs titres.
J’apprends ainsi que Les éditions Solar retiennent les titres suivants : Du côté de chez Lucia, Du côté de chez Véronique – une déclinaison proustienne originale.
Plus haut, je lis que les éditions Grasset retiennent le titre : « Un juif pour l’exemple ». De qui s’agit-il ? Dreyfus ? Blum ? Ilan Halimi ? Et qui en sera l’auteur ? Jacques Attali ? Schmuel Trigano ? Quand paraîtra-t-il ? Des questions, toujours des questions – simple déformation ethnique.
Soudain, je lis cette annonce : les éditions Solar retiennent le titre suivant : « le Guide du tout va bien », je songe justement à écrire « le Guide du tout va mal ». Préparez l’aspirine…
TRANSFUGE / MAGAZINE CULTURELLE (AVRIL 2007)
LOIN DE BYZANCE, de Joseph Brodsky, Editions Fayard
« La poésie pousse sur des immondices » écrivait la poétesse russe Anna Akhmatova, et l’Histoire en est jonchée. Broyés par un Etat totalitaire, les grands écrivains russes du XXe siècle, ont imposé une littérature de défense – écrire ou mourir –, de résistance à l’oppression, la censure. « Aucun pays n’a mieux maîtrisé l’art de la destruction de l’âme de ses citoyens que la Russie et aucun homme ne peut la réparer de sa plume » écrit le poète Joseph Brodsky dans son autobiographie intellectuelle Loin de Byzance, recueil de textes épars, récits, réflexions personnelles sur l’Art, Dieu, la poésie et les hommes, fragments de son enfance à Leningrad au début des années 40, entre son père et sa mère dans le petit appartement communautaire, « une pièce et demie » qui donne son titre à l’un des textes les plus émouvants du livre. On songe, en le lisant, à l’œuvre de Vassili Grossman et à son combat pour la reconnaissance de ces « hommes qui ne pèsent pas plus lourd que des plumes ». Comme Vie et Destin,Loin de Byzance appartient à cette catégorie de livres qui nous hantent longtemps, modifient notre perception du monde, ceux qui « brisent la hache gelée en nous » ainsi que les définissait Kafka, détruisent nos ressorts intimes – et comment traduire le séisme intérieur ? Lire Brodsky, c’est voir ses certitudes éclater, sa conscience, questionnée, harcelée. C’est revisiter son rapport à la langue. « Un écrivain écrit pour activer la langue » rappelle le poète. Langue broyée, reconstruite, filée, mot après mot, tissu fragile laissant apparaître l’âme – à vif. Âme slave insondable, versatile, opaque que Brodsky fouille, scalpel à la main. « L’ambivalence est la principale caractéristique de mon peuple. En Russie, il n’est pas de bourreau qui n’ait peur de se transformer un jour en victime, ni de victime, la plus à plaindre soit-elle, qui ne s’avoue mentalement capable de se transformer en bourreau » écrit-il. Victime, il l’a été à vingt-quatre ans quand, après avoir écrit des poèmes que les intellectuels se passaient sous le manteau, il est condamné à cinq ans d’exil administratif pour « parasitisme social ». Devant la Cour de district siégeant à Leningrad, sombre, fier avec, dans le regard, cette lueur enténébrée qu’avivent déjà sa légendaire arrogance et son autorité naturelle, il tient tête à sa juge :
- Qui t’a reconnu comme poète ? Qui t’a fait entrer dans les rangs des poètes ?
- Personne. Et qui m’a fait entrer dans les rangs de l’espèce humaine ?
- (…) Comment alors ?
- Je crois que ça… vient de Dieu.
« Si le poète a quelque obligation envers la société, c’est celle de bien écrire » note cet écrivain de la séparation et de la solitude, Prix Nobel de littérature en 1987, qui n’aura de cesse, à travers une poésie d’une grande originalité formelle, de comprendre le monde, de le décrire, d’en dénoncer la brutalité et le crime le plus grave : « le dédain des livres, leur non-lecture. Ce crime-là, l’homme le paie de toute sa vie ; et si c’est une nation qui le commet, elle le paie de toute son histoire ».
Condamné, Brodsky est envoyé dans une colonie pénitentiaire près du cercle polaire. Libéré au bout de deux ans, il est exilé aux Etats-Unis. Dans Loin de Byzance, il revient, comme il le fera plus tard encore dans les Conversations avec Joseph Brodsky initiées par Solomon Volkov, sur son enfance entre ses parents, des gens modestes et lettrés mais aussi sur ses admirations littéraires pour les poètes W.H. Auden, Akhmatova, Tsvétaïéva, Mandelstam (un très beau chapitre est notamment consacré à sa femme, Nadejda), Montale ou Cavafy. Lire Brodsky, c’est aussi découvrir l’histoire d’un pays rongé de l’intérieur, gangrené par la corruption : « Si l’on n’était pas bête, on essayait, bien sûr de se montrer plus malin que le système en imaginant toutes sortes de subterfuges, en prenant des arrangements douteux avec ses supérieurs, en accumulant les mensonges et en se faisant pistonner par ses relations semi-népotiques. Il fallait y consacrer tout son temps. Cependant, on n’oubliait jamais que la toile alors tissée était un tissu de mensonges, et que quels que fussent le degré de sa réussite ou son sens de l’humour, on se méprisait ». Son refus des compromissions le mènera à l’isolement. Il vivra coupé des siens, de sa langue et surtout de ses parents qu’il ne reverra jamais : « Mais je n’ai pas pu aider leur vieillesse. Mais je n’étais pas auprès d’eux à l’heure de la mort ». Bouleversants passages consacrés à sa mère lui répétant inlassablement, au téléphone : « la seule chose que je souhaite dans la vie, c’est te revoir ». Visas refusés, conversations filtrées, courriers ouverts ou subtilisés... Brodsky laisse sourdre son ressentiment – sans violence. « La raison pour laquelle un bon poète parle de sa souffrance avec retenue est que dans ce domaine, il est un Juif errant. » Ce que Brodsky n’a jamais cessé d’être…